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Ils ont traduit. Ils ont appris… à être plus malins qu’un économiste avec Jerome Duquene

Le traducteur d’un livre entretient nécessairement une relation particulière avec son auteur et finit par connaître son oeuvre mieux que quiconque. C’est pourquoi nous interviewons régulièrement ces hommes et ces femmes de l’ombre afin qu’ils partagent avec nous leur compréhension intime des meilleurs ouvrages. Dans le cadre de notre série « Ils ont traduit. Ils ont appris… », voici donc l’interview de Jerome Duquene, traducteur de Plus malin qu’un économiste ? de Steven Landsburg.

 

 

Quelles réflexions vous a inspiré ce travail de traduction ?

 

Jerome Duquene : En raison de son contenu, ce travail revêtait un aspect assez ludique, ce qui est assez rare dans le métier. Toute traduction digne de ce nom exige bien évidemment de veiller à comprendre finement le contenu : il ne suffit pas de lire les lignes, encore faut-il lire entre les lignes, essayer de se glisser dans l’esprit de l’auteur pour être sûr de ce qu’il ou elle a voulu exprimer. Il m’a donc fallu me prêter au jeu en tâchant d’abord de résoudre chaque énigme, puis comprendre pourquoi la majorité tendra à penser A, alors que la bonne réponse est B. Et encore pourquoi la bonne réponse est B. J’en ai débattu avec Fran Rajewski, qui cosigne la traduction, avec Jean-François Caulier, le réviseur scientifique.

Ce que Landsburg se propose de faire en présentant les multiples énigmes et casse-tête qui constituent son livre, c’est nous démontrer que les choses sont rarement ce qu’elles semblent être. Cela vaut pour ce qui touche à l’économie, bien entendu, mais plus largement à tous les domaines, à tout ce qui nous entoure. Si cette affirmation peut sembler facile et presque éculée, c’est néanmoins un fait que l’on oublie trop souvent, peut-être plus encore à notre époque, où nous avons tendance à réagir impulsivement à ce que nous servent les réseaux sociaux ou les médias, à prendre pour argent comptant ce que nous lisons et entendons. Nous nous en tenons souvent à la superficialité des choses et des informations, sans creuser, sans tâcher de comprendre en profondeur les tenants et les aboutissants.

Les chiffres, en particulier, sont trompeurs. Dès le moment où ils sont présentés, ils sont comme une caméra qui, en fonction de l’endroit où elle est posée, donnera une représentation de la réalité sous un certain angle seulement. L’interprétation des chiffres est par conséquent complexe, comme ne cesse de nous le rappeler l’actualité, qui fourmille de statistiques et de prévisions ; elle exige que nous nous interrogions, que nous cherchions les facteurs invisibles qui sont en jeu.

En quelque sorte, ce que nous dit Landsburg, c’est que presque tout arbre cache une forêt. Son livre inspire donc beaucoup de réflexion, au sens où il s’agit de résoudre des problèmes, mais aussi beaucoup de réflexions, au sens où l’on pourra quelquefois – à tort ou à raison – ne pas être d’accord avec l’auteur, mais on ne pourra certainement pas nier qu’il nous aura fait réfléchir.

 

Qu’aimeriez-vous nous apprendre sur l’auteur ?

 

Jerome Duquene : En plus d’enseigner à l’université de Rochester et d’intervenir dans différents journaux de premier plan, Steven Landsburg est l’auteur de plusieurs ouvrages (certains plus académiques, d’autres plus grand public), notamment The Armchair Economist, More Sex is Safer Sex et The Big Questions. Certains peuvent le considérer comme un « coupeur de cheveux en quatre » tant il aime pousser les raisonnements à l’extrême. On peut aussi le trouver très critique et provocateur.

Malgré l’intérêt de ses écrits, à ma connaissance, Plus malin qu’un économiste ? est le premier de ses livres à être traduit en français. J’ai découvert un individu certes rigoureux, mais aussi plein d’humour et ouvert. Ouvert au dialogue et aux autres points de vue, au débat d’idées. Il a d’ailleurs un blog (thebigquestions.com) qui lui permet de communiquer avec ses lecteurs.

Durant la traduction de Plus malin…, j’ai eu l’occasion d’échanger un certain nombre d’e-mails avec lui, et non seulement il était très cordial et reconnaissant, mais, outre les aspects linguistiques et cosmétiques, il s’est montré disposé à discuter de questions de fond que soulevait ses énigmes. Il était ravi qu’on lui soumette des solutions différant de celles qu’il proposait et avait incontestablement le souci non pas d’avoir raison mais que les choses soient justes, une nuance qui me paraît essentielle.

 

Qu’imaginiez-vous trouver dans ce livre en l’ouvrant pour la première fois ?

 

Jerome Duquene : À vrai dire, je ne savais pas trop à quoi m’attendre, sans doute à un autre livre d’énigmes et casse-tête comme on en trouve dans les gares et les aéroports, de ces livres de jeux qui ont pour première fonction de faire passer le temps. Mais, en l’occurrence, c’est bien plus que cela.

À travers l’économie et les mathématiques, Landsburg parvient à divertir le lecteur de façon intelligente (sans qu’il faille pour autant être mathématicien ni économiste) tout en lui enseignant des leçons essentielles pour appréhender le monde et les informations qu’il rencontre au quotidien, pour aborder des questions de toute nature et y réfléchir de façon éclairée. Et cela, il le fait en vous parlant d’extra-terrestres, de pirates et de dinosaures ! On peut dire que ça sort de l’ordinaire.

Ainsi, à plusieurs égards, il rejoint Peter Leeson, dont j’ai eu l’occasion de traduire What The Fuck?! il y a deux ans, et sur lequel Lansdburg s’appuie d’ailleurs pour l’une des énigmes. Leeson y démontre avec beaucoup d’intelligence et d’humour que des pratiques historiques apparemment tout à fait absurdes, comme les procès d’insectes à la Renaissance ou les ventes aux enchères d’épouses dans l’Angleterre du 19e, avaient une explication cachée parfaitement rationnelle.

 

Qu’aviez-vous appris en définitive, lorsque vous avez écrit le mot FIN de cette traduction ?

Étant philosophe de formation, prendre du recul est pour moi presque une seconde nature. Cette approche n’est toutefois pas l’apanage de la philosophie, et il est agréable (rassurant, même) de voir ce genre de principe faire converger des disciplines a priori très différentes. Je savais que nous sommes victimes de biais cognitifs, que nous prenons des décisions quelquefois (sinon souvent) tout à fait irrationnelles, mais les cas de figure sont considérablement nombreux. Et Landsburg m’a dévoilé certains mécanismes que je ne soupçonnais pas. Il m’a convaincu de renforcer ma vigilance face aux chiffres, aux analyses parcellaires et aux situations diverses, à me rappeler constamment que rien n’est véritablement évident et qu’au contraire, il faut toujours se méfier de l’évidence.

 

Merci Jerome Duquene

 

Merci Bertrand


Propos recueillis par Bertrand Jouvenot | Conseiller | Auteur | Speaker | Enseignant | Blogueur


Le livre : Plus malin qu’un économiste ?, Steven Landsburg, de Boeck Supérieur, 2020.