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La Transformation Digitale : Les questions éthiques en termes d’employabilité.

Ce billet est un article invité. Il a été rédigé par Océane Mignot sur le blog de Bertrand Jouvenot.

Extrait de l’ouvrage : « La Transformation Digitale des entreprises : Principes, exemples, Mise en œuvre, impact social », Edition Maxima, Océane Mignot, Février 2019.

Le débat sur l’impact de la digitalisation sur l’économie et la société a pris une importance considérable au cours des dernières années. L’une des raisons de ce débat est la méconnaissance des effets de la Transformation Digitale sur le contenu des emplois, des profils et des professions, ainsi que sur les inégalités potentielles. En conséquence, le titre principal de ce débat politique est passé de « la technologie X créera Y milliards d’euros de revenus » à « la technologie X remplacera Y millions d’emplois ». L’acceptation sociale des technologies digitale est un facteur clé du succès de la Transformation Digitale.

Pour répondre à ces préoccupations, il faut essentiellement deux éléments. Tout d’abord, une analyse détaillée de l’impact réel de la digitalisation sur le marché du travail et de la nécessité de séparer, dans la mesure du possible, la réalité de la fiction. Une telle analyse devrait couvrir à la fois les aspects positifs et négatifs, et devrait reconnaître les cas où les données disponibles sont trop limitées pour aboutir à des conclusions définitives. Toutefois, il est difficile de faire des prévisions dans un environnement en rapide évolution. Par exemple, il n’y a pas si longtemps, on pensait que les voitures autonomes étaient du domaine de la science-fiction. Aujourd’hui, elles sont une réalité dont nous avons pu admirer de nombreux prototypes au Salon de l’automobile 2018 à Paris, même si elles sont encore un peu chères pour être démocratisées. Néanmoins, la technologie est là. D’autre part, l’adaptation des livres électroniques semble avoir stagné beaucoup plus tôt que prévu.

Dans un deuxième temps, il convient d’évaluer comment les éventuels effets négatifs pourraient être (ou sont déjà) minimisés ou compensés par les politiques de l’UE ou des États membres. Les mesures potentielles doivent porter sur les effets bruts et non sur les effets nets. Concrètement, cela signifie que si 1 000 emplois sont perdus quelque part à cause de la digitalisation, l’impact sur ces travailleurs doit être considéré même si 1 000 emplois sont créés ailleurs. Les politiques pertinentes ne se limitent pas au domaine digital, mais couvriront un large éventail de domaines politiques, comme les politiques du marché du travail et de l’éducation. Attendre que le problème se produise puis réagir n’est pas optimal. Idéalement, elles devraient profiter du fait que, même dans un environnement digital en évolution rapide, il y a encore un temps qui permet de se préparer à une transition durable.

La digitalisation transforme l’économie

Comme les précédentes vagues de progrès technologique, la digitalisation — y compris l’intelligence artificielle, les Big Datas, l’impression 3D, l’Internet des objets connectés (IdO), la blockchain et la robotique — apporte des avantages considérables à l’économie et à la société. Cependant, la Transformation Digitale se distingue des autres développements technologiques par son ampleur, sa portée et sa rapidité. Les technologies digitales peuvent être mises à l’échelle de n’importe quelle taille et de n’importe quel nombre. En tant que technologie à usage général, le digital touche tous les secteurs de l’économie, de l’agriculture à l’enseignement. Et tout ce qui peut alimenter un logiciel peut être répliqué des millions de fois sans frais pendant la nuit.

En conséquence, la digitalisation permet d’accroître la productivité dans l’ensemble de l’économie. Elle entraîne une baisse des prix, une hausse des revenus réels et du niveau de vie. Elle favorise la création de produits et services nouveaux, de meilleure qualité, avec moins de ressources. Par exemple, on a constaté que les entreprises qui adoptent une prise de décision fondée sur les datas ont un rendement et une productivité plus élevés[1]. Selon les estimations les plus récentes, le potentiel de travailleurs supplémentaires dans le secteur des datas est de 1,3 million de nouveaux emplois en 2020 par rapport à 2015[2] en Europe. Contrairement aux percées technologiques précédentes, la digitalisation permet également des degrés de personnalisation beaucoup plus élevés, permettant ainsi aux produits de correspondre plus étroitement aux besoins des consommateurs.

Avec tout cela, il faut garder à l’esprit que malgré les nombreux effets que la digitalisation a déjà eus, la Transformation Digitale n’en est encore qu’à ses débuts. L’intelligence artificielle n’a pas encore été largement déployée. Le nombre d’imprimantes 3D vendues a doublé en 2016[3] et continuera de croître de plus de 20 % par an. L’arrivée de l’IdO permettra à la digitalisation de passer de l’écran au monde réel à grande échelle. Les véhicules autonomes devraient devenir monnaie courante sur les routes au cours des dix prochaines années.

Compte tenu de ces tendances, la digitalisation n’est plus un choix ou une option que les entreprises peuvent se permettre d’ignorer. C’est désormais une nécessité. Toute entreprise qui ne profitera pas des opportunités offertes par le digital ne sera pas en mesure de soutenir la pression concurrentielle exercée par des concurrents plus nombreux et qui ont su prendre le tournant du digital. De même, la perturbation digitale a une portée mondiale. Par conséquent, il n’existe pas de scénario où les travailleurs sont protégés parce que la transition d’un pays vers le digital est ralentie. La digitalisation ne peut être arrêtée, mais doit être accompagnée. Ne pas adopter le paradigme digital ne protégera pas les travailleurs. Cela ne ferait que les exposer à la menace de la concurrence mondiale, en rendant vulnérables les entreprises où ils sont actuellement employés.

Pour ceux qui s’engagent dans cette révolution technologique, l’économie digitale offre de nombreuses opportunités :

– pour les startups technologiques qui peuvent imaginer de nouveaux produits et services ;

– pour les personnes inactives qui peuvent entrer plus facilement sur le marché du travail grâce à ces plateformes d’économie collaborative qui éliminent certains des obstacles traditionnels à l’entrée ;

– pour les petits producteurs qui peuvent profiter de marchés plus vastes ;

– pour les travailleurs créatifs qui peuvent profiter des nouvelles technologies pour combiner le digital et l’art…

En bref, elle n’en est qu’à ses débuts et pourtant, la digitalisation offre un énorme potentiel d’augmentation du niveau de vie. La Transformation Digitale ne peut pas être arrêtée, elle doit plutôt être gérée et accompagnée.

Les décideurs politiques doivent comprendre que la digitalisation, à l’instar des progrès technologiques précédents, aura un impact sur le marché du travail, étant donné que les profils d’emploi évoluent et que les compétences ne correspondent plus.

 

Les défis de la digitalisation pour l’emploi

  • Remplacement d’emploi ou le chômage de masse

La crainte parmi les analystes et les travailleurs est la probabilité que l’IA engendre un chômage mondial de masse à mesure que les emplois deviennent de plus en plus automatisés et que la main-d’œuvre humaine n’est plus nécessaire.

« Les pertes d’emploi sont probablement la plus grande préoccupation », a déclaré Alan Bundy, professeur à l’école d’informatique de l’Université d’Édimbourg.

Selon M. Bundy, les pertes d’emplois sont la principale raison de la montée du populisme dans le monde. Il cite en exemple l’élection du président Donald Trump et la décision du Royaume-Uni de se retirer de l’Union européenne.

« Il y aura un besoin pour les humains d’orchestrer une collection d’applications ciblées, et de repérer les cas extrêmes qu’aucun d’entre eux ne peut traiter, mais cela ne remplacera pas le chômage de masse attendu — du moins pas pour très longtemps », a-t-il ajouté[4].

Les partisans de l’IA affirment que la technologie mènera à la création de nouveaux types d’emplois. Le besoin d’ingénieurs sera d’autant plus grand que la sophistication des nouvelles technologies exige les talents nécessaires pour les développer.

Les humains devront également utiliser l’IA, disent les défenseurs, afin d’accomplir de nouvelles fonctions dans leurs rôles quotidiens.

Le cabinet d’études Gartner[5] prévoit que « l’IA créera 2,3 millions d’emplois et en éliminera 1,8 million aux États-Unis, soit une augmentation nette de 500 000 emplois d’ici 2020 ». Cela n’exclut pas le fait que cela entraînerait des réductions d’effectifs massives dans les entreprises à travers le monde entier.

Une étude fréquemment citée en 2013 par l’Université d’Oxford[6] souligne que certains des emplois les plus remplaçables comprennent les commis de courtage, les caissiers de banque, les souscripteurs d’assurance et les préparateurs de déclarations de revenus. Ce sont des professions essentielles, quoique moins qualifiées, qui maintiennent l’industrie financière en mouvement.

Bien qu’il soit possible de minimiser les dommages causés au marché du travail par l’IA grâce à l’amélioration des compétences et à l’invention de nouveaux emplois — et peut-être même l’introduction d’un revenu de base universel —, il est clair que la question des pertes d’emplois ne disparaîtra pas de sitôt.

Dans la Transformation Digitale de l’économie, certains types d’emplois peuvent être remplacés. Il y a quelques années, un débat sur l’avenir de l’emploi a commencé après la publication d’une étude qui estimait que 47 % des emplois aux États-Unis étaient en danger[7]. Cependant, cette approche a depuis été critiquée parce qu’elle traite le travail comme automatisable ou non automatisable. En réalité, la plupart des emplois se situent quelque part entre les deux. Les emplois se composent de tâches qui peuvent être automatisées et d’autres qui ne le peuvent pas. Un document de l’OCDE[8] estimait le chiffre global à 9 % des emplois qui peuvent être automatisés en tenant compte d’une approche fondée sur les tâches[9].

Des recherches très récentes montrent maintenant que les robots ont un impact négatif sur l’emploi local[10], mais les données macroéconomiques ne reflètent pas ce phénomène. Des recherches récentes ont montré qu’après une récession, l’emploi continue de se redresser au même rythme qu’il l’a toujours fait. En effet, l’emploi dans l’UE a maintenant dépassé son pic d’avant 2008. De plus, certaines industries qui ont connu une plus grande automatisation, comme l’intermédiation financière ou le commerce de détail, n’ont pas connu une reprise de l’emploi plus lente que d’autres secteurs. Enfin, en moyenne, l’emploi moyennement qualifié ne s’est pas redressé plus lentement après les récessions récentes. Par conséquent, pour l’instant, la technologie n’a pas entraîné de reprise sans emploi dans les pays développés[11]. La croissance de l’emploi a en effet été plus faible entre 2011 et 2015 dans les emplois intermédiaires, mais cela s’explique par les pertes importantes d’emplois de ce type dans le secteur de la construction dans plusieurs pays. Toutefois, la crise de cette industrie n’était pas liée à la digitalisation.

Malgré un degré élevé d’incertitude quant à l’ampleur du remplacement d’emplois, la création/le remplacement d’emplois due à la digitalisation affectera beaucoup moins de personnes que la transformation des emplois actuels. Ainsi, certaines tâches seront automatisées et d’autres tâches seront ajoutées. En effet, la digitalisation touche pratiquement tous les emplois, de l’agriculteur qui surveille digitalement l’humidité du sol à l’enseignant qui accède aux ressources pédagogiques en ligne.

  • Les emplois de niveau intermédiaire sont les plus préoccupants

L’augmentation de l’efficacité due aux TIC[12] a réduit le nombre d’emplois de nature répétitive qui se trouve au milieu de la répartition des revenus. On parle des salaires moyens. En revanche, les emplois non qualifiés mais surtout les emplois hautement qualifiés se sont multipliés. L’émergence de ce phénomène a été démontrée tant aux États-Unis[13] qu’en Europe[14]. C’est ce qu’on appelle parfois le changement technologique axé sur les tâches, qui est considéré comme contribuant à accroître les inégalités. Dans le même temps, les salaires ont augmenté plus rapidement pour les emplois plus qualifiés dans certains pays, mais l’inverse s’est produit dans plusieurs États membres. Contrairement aux États-Unis, les emplois faiblement rémunérés n’ont pas augmenté dans l’UE.

En outre, il est généralement admis que les inégalités se sont stabilisées à un niveau élevé après des augmentations significatives dans de nombreux pays occidentaux, même si elles ont diminué dans l’ensemble de l’Union européenne[15].

  • Un besoin d’adaptation

Il est important de reconnaître que la perturbation digitale de l’emploi peut être déstabilisante pour les individus. Même si plus d’emplois sont créés que remplacés et que le bien-être économique augmente considérablement, il peut y avoir des frictions et des craintes dues à l’incertitude. Cette crainte peut être fondée sur le plan personnel ou géographique. Les emplois nouvellement créés peuvent être occupés par des personnes différentes dans des zones géographiques différentes. En Europe, par exemple, de nombreuses villes qui étaient en plein essor dans les années 50 grâce au charbon et à l’acier se restructurent depuis 50 ans et certaines sont encore dans le marasme aujourd’hui. Dans d’autres cas, certaines entreprises trouvent qu’il est moins coûteux de transférer des emplois en Asie. Toutefois, dans un certain nombre de cas, la crainte de la digitalisation peut s’avérer infondée, car de nombreux travailleurs sont susceptibles de trouver relativement rapidement des emplois de qualité égale ou supérieure dans l’un des secteurs nouvellement créés de l’économie, d’où l’importance de la formation.

Une autre question qui pourrait se poser est celle de l’organisation des systèmes de sécurité sociale. Certaines formes de travail indépendant et certaines formes atypiques d’emploi soutenues par la digitalisation, qui ne sont actuellement pas couvertes par le dispositif existant, pourraient devenir plus courantes. De plus, on s’attend à ce que les gens changent d’emploi plus souvent qu’à l’heure actuelle. Le fardeau sera transféré sur la capacité du travailleur à adapter ses compétences. Bien que ces nouvelles formes d’emploi puissent convenir à de nombreux travailleurs pour des raisons personnelles et/ou professionnelles, les structures nationales actuelles de protection sociale ne sont pas équipées pour fournir une protection sociale et assurer la négociation collective pour ces travailleurs. L’utilisation des technologies digitales au travail peut également avoir un impact sur d’autres domaines tels que l’équilibre travail/vie privée, la santé et la sécurité, etc.

En bref, la digitalisation entraînera le remplacement de certains emplois, en particulier au niveau des emplois intermédiaires, ce qui entraînera une polarisation du marché du travail. Même dans le meilleur des cas, il y aura des défis de transition à gérer liés à la future organisation du travail.

Les avantages de la digitalisation pour l’emploi

Toutes ces préoccupations négatives doivent être mises en balance avec l’impact positif de la digitalisation sur le marché du travail.

Premièrement, la Transformation Digitale crée des emplois pour les spécialistes des TIC. En 2015, près de 8 millions de personnes étaient employées comme spécialistes des TIC, soit 3,5 % de l’emploi total[16] en Europe. 1,3 million de ces emplois ont été créés depuis 2011 dans de nouveaux domaines d’expertise tels que le développement d’application pour smartphones qui crée des centaines de milliers de postes… Il est encourageant de constater qu’un plus grand nombre de personnes pourraient être embauchées s’il y avait plus de candidats. 40 % des entreprises qui recrutent des spécialistes en TIC ont déclaré avoir des difficultés à trouver des candidats possédant les compétences requises[17]. Les postes vacants de spécialistes des TIC peuvent représenter jusqu’à un quart de tous les postes vacants en ligne par région, et plus de la moitié des spécialistes des TIC travaillent en dehors du secteur des TIC. Mondialement, au sein de la profession, on observe également une tendance de qualification plus élevée. De 2011 à 2015, les emplois de haut niveau, tels que ceux d’analyste systèmes, ont augmenté de plus de 8 % par an tandis que les emplois de niveau inférieur, tels que ceux de help desk, n’ont augmenté que de moins de 2 % par an au sein de l’Union européenne[18]. Les spécialistes des TIC constituent la catégorie d’emplois à forte croissance la plus rapide dans l’UE et comptent également parmi les 20 % d’emplois les mieux rémunérés[19].

Les nouveaux marchés digitaux créent également des emplois connexes qui ne sont pas eux-mêmes digitaux. Ces emplois ne sont donc pas pris en compte dans les chiffres ci-dessus. Un exemple récent est l’écosystème qui émerge autour de la fabrication des drones, qui nécessite des fournisseurs de matériel, des compagnies d’assurance, des organisateurs de marketing et d’événements, et des services spécifiques au domaine.

Deuxièmement, la digitalisation réduit les coûts de création d’entreprise et de recherche d’emploi. Elle crée également des opportunités pour les petites entreprises d’innover et de croître plus rapidement en facilitant la distribution des produits, la commercialisation des services et l’accès à un public mondial.

  • Cela est d’une grande importance pour les possibilités de création d’emplois offertes par les startups qui réussissent. Ainsi, les 5 % de petites entreprises qui se développent créent un nombre considérable d’emplois, allant de 21 % du total des emplois créés par les nouvelles entreprises aux Pays-Bas à 52 % en Suède[20].

 

  • Elle a également des répercussions sur les entreprises traditionnelles, ce qui peut réduire leurs coûts marginaux de production. Cela a un effet de croissance sur l’offre et contribue à stimuler la demande de main-d’œuvre. Un rapport publié en 2015 par l’Institut Fraunhofer a constaté que les entreprises européennes qui utilisent intensivement la robotique sont moins susceptibles de délocaliser leur production vers des régions à bas salaires, simplement parce que les robots améliorent tellement leurs coûts qu’ils peuvent rester dans des régions à hauts salaires[21].

 

  • La digitalisation permet également de créer des marchés entièrement nouveaux, même en dehors du domaine des TIC. Cela peut se produire lorsque la demande est trop faible pour soutenir les frais généraux des magasins réguliers, mais assez importante pour attirer les fournisseurs, en particulier si aucuns frais généraux ne doivent être payés. Ces marchés représentent une part conséquente du commerce en ligne. En augmentant l’accès des commerçants à de nouveaux marchés, cela a également un impact positif sur l’emploi. Par exemple, Etsy est un marché en ligne où les gens du monde entier se connectent pour fabriquer, vendre et acheter des produits vintage et artisanaux. Il relie maintenant les acheteurs et les vendeurs dans de nombreux pays du monde entier, rendant l’entrepreneuriat accessible à une plus grande partie de la population.

 

  • Bon nombre de ces entreprises exigeront des compétences qui complètent la leur. Ces dernières doivent être fondées sur des règles maîtrisant le matériel et les logiciels digitaux. Mais, ces entreprises désirent des collaborateurs doués dans l’intelligence émotionnelle et l’interaction sociale. Dans certains cas, l’exigence fondamentale de ces nouveaux emplois sera la créativité et l’empathie humaine afin de s’assurer que l’équipement et les services digitaux sont adaptés à l’usage humain ou à celui des consommateurs.

eCommerce Europe[22] estime que 2 millions d’emplois peuvent être attribués directement ou indirectement au secteur du commerce électronique, tandis qu’un calcul effectué par l’association professionnelle européenne EMOTA[23] suggère qu’il y avait environ 2,3 millions d’emplois associés au commerce électronique en 2013 et que ce chiffre pourrait augmenter de 1,5 million en 2018. Les enquêtes menées dans les différents pays font également état d’une forte croissance de l’emploi dans le commerce électronique. En France, par exemple, près de 10 000 nouveaux emplois ont été créés en 2012 dans les activités « pure player » (entreprises uniquement sur Internet) et multicanales, principalement dans les fonctions de développement Web et de gestionnaire de produits/communautés[24]. En outre, il a été démontré que l’emploi connexe augmente en raison de cette croissance, en particulier dans le secteur de la logistique et des services de livraison de colis[25].

La digitalisation améliore également l’offre et la demande sur le marché du travail en aidant les travailleurs à trouver un emploi sur une plus grande variété d’offres d’emploi grâce à différentes plateformes de recrutement telles que Graduateland au Danemark ou talenandjob en Espagne (avec plus de 10 millions d’utilisateurs), ou même LinkedIn aux États-Unis et en France.

Troisièmement, la digitalisation favorise de nouveaux modes de travail basé sur le service payé à la tache. Cette tendance a été stimulée par des plateformes d’économie collaborative telles qu’Adtriboo, TaskRabbit, Oltretata, Freelancer, Crowdsource, Crowdflower et Clickworker. Ces marchés du travail en ligne se spécialisent dans la microtâche en jumelant les employeurs et les travailleurs à la demande. Cela a permis à de nombreuses personnes d’intégrer le marché du travail et même de compléter d’autres activités existantes qui ne pouvaient pas être réalisées dans le cadre d’accords de travail traditionnels. Cela a contribué à la croissance économique globale et à l’emploi,[26] mais aussi au développement des emplois précaires.

Il convient toutefois de noter que si les formes de travail décentralisées et auto-organisées peuvent accroître l’autonomie des travailleurs et stimuler le développement des entreprises, elles peuvent aussi brouiller la notion du travail et limiter la conscience des droits ou leur accès. Cela a entraîné de nouveaux défis en matière de santé et de sécurité au travail et dans l’organisation du dialogue social. Cela peut également entraîner le refus d’accorder aux travailleurs les protections sociales prévues par la loi, comme le salaire minimum, la protection de la santé, la sécurité au travail ou les congés payés annuels. Un débat européen commence à apparaître sur le rôle des employeurs et leurs responsabilités concernant les nouvelles formes d’emploi flexible. Cette réflexion devrait inclure la question de la nature, du volume ou de la durée du travail[27].

Dans ce contexte, il peut également être utile d’examiner de plus près des groupes spécifiques de travailleurs qui sont touchés par ce nouveau phénomène. Il est particulièrement important de considérer les implications pour les femmes, dont le taux d’emploi demeure considérablement inférieur à celui des hommes (64,3 % contre 75,9 %). La technologie pourrait rendre les emplois plus accessibles en réduisant certains des obstacles, physiques et sociaux, à l’entrée dans le marché du travail. Elle facilite le travail flexible tant pour les hommes que pour les femmes. Néanmoins, il reste des défis importants à relever parce que les femmes sont beaucoup moins représentées dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie, des mathématiques ou dans les domaines universitaires et éducatifs. Des efforts ciblés sont nécessaires pour attirer les femmes dans ces secteurs qui offrent de bonnes perspectives d’emploi. La participation des femmes est cruciale et nécessaire si nous voulons augmenter le nombre total de spécialistes des TIC.

Quatrièmement, il y a aussi un effet sur le revenu. Puisque la Transformation Digitale entraîne des niveaux de revenu plus élevés, le supplément sera consacré à de nombreux types de produits et services, digitaux ou non. Cette demande supplémentaire favorisera la création d’emplois. La part de ces emplois qui sera à haut et à bas salaires dépendra des produits et services qui seront particulièrement recherchés.

Par exemple, dans le contexte du vieillissement rapide de la population dans les pays développés, l’un des secteurs susceptibles de bénéficier le plus de cette évolution est celui des soins. Les travailleurs de la santé représentent actuellement 17,2 millions d’emplois dans l’UE. Un million de nouveaux emplois dans le secteur de la santé sont prévus d’ici 2020 et 7 millions d’emplois supplémentaires sont attendus en raison des besoins de remplacement[28]. Sachant qu’en Europe, une femme sur deux et deux hommes sur cinq âgés de plus de 50 ans souffre de maladies chroniques, il est prévisible que les personnes devront consacrer une part significative de leur revenu disponible supplémentaire à des services de santé.

En bref, la digitalisation crée de nouveaux emplois bien rémunérés pour les spécialistes des TIC, et encore plus d’emplois dans d’autres secteurs de l’économie. Ces nouvelles formes de travail engendrent de nouvelles situations que nos États-providence ne sont pas encore en mesure de gérer et encore moins d’anticiper.

Pour conclure…

La digitalisation crée de la croissance économique. Comme il s’agit d’une nouvelle tendance en évolution, il n’existe pas encore de prévisions fiables de l’effet net sur l’emploi. Toutefois, la création brute totale d’emplois sera en partie compensée par des suppressions d’emplois. Par exemple, les achats en ligne remplacent en partie les achats physiques et, par conséquent, certains emplois dans le commerce de détail physique vont disparaître. De même, les spécialistes des TIC géreront des robots qui remplaceront des travailleurs pour des tâches spécifiques et probablement répétitives.

Enfin, la technologie peut aussi influer sur la qualité des emplois existants et nouveaux. L’automatisation pourrait rendre certains emplois plus attrayants et améliorer le bien-être des travailleurs. Plutôt que d’exposer les humains à des risques pour la santé et l’environnement, les robots pourraient entreprendre les travaux les moins attrayants, les plus physiques et les moins sûrs.

La digitalisation en est encore à ses débuts, mais elle apportera d’énormes avantages économiques et sociétaux. Elle a également le potentiel de remplacer certains postes et de créer des emplois et des possibilités d’emploi, souvent bien rémunéré. Plus important encore, elle transformera le marché du travail, à la fois en modifiant les exigences en matière de compétences pour la plupart des emplois et probablement en remaniant en profondeur les modes actuels d’organisation du travail dans nos sociétés.

Extrait de l’ouvrage : « La Transformation Digitale des entreprises : Principes, exemples, Mise en œuvre, impact social », Edition Maxima, Océane Mignot, Février 2019.

Ce billet est un article invité. Il a été rédigé par Océane Mignot sur le blog de Bertrand Jouvenot.

 

[1] Pour les États-Unis, le gain est de 5-6 %. – E.Brynjolfsson, L. M. Hitt, H. H.Kim, « Strength in numbers: How does data-driven decision making affect firm performance? », SSRN 1 819 486, 22 avril 2011.

[2] IDC: European data market, http://datalandscape.eu/study-reports

[3] Rapport Wohlers 2016, https://wohlersassociates.com/

[4] « Five of the Scariest Predictions About Artificial Intelligence », vidéo sur YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=eCmtIwkqHBE

[5] Rapport que vous trouverez à l’adresse suivante : https://www.gartner.com/newsroom/id/3837763

[6] Rapport que vous trouverez à l’adresse suivante : https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf

[7] Frey, Carl Benedikt, and Michael A. Osborne. . « The Future of Employment: How Susceptible are Jobs to Computerization? » September 2013

[8] M.T Arntz, Gregory and U. Zierahn, « The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries: A Comparative Analysis », 2016, OECD Social, Employment and Migration Working Papers, No. 189, OECD Publishing, Paris. http://dx.doi.org/10.1787/5jlz9h56dvq7-enArntz et al. reference

[9] Il n’existe pas de chiffre consensuel unique, mais l’OCDE est considérée comme la source la plus fiable parmi les sources offrant des estimations. Par exemple, McKinsey (2016) fournit des estimations de l’ordre de 40 à 50 % pour de nombreux États membres de l’UE, http://public.tableau.com/profile/mckinsey.analytics#!/vizhome/InternationalAutomation/WhereMachinesCanReplaceHumans.

[10] D.Acemoglu, P. Restrepo, « Robots and Jobs, Evidence from US Labor Markets », NBER Working Paper 23285

[11] Document de travail du SCEP n° 1461, janvier 2017, « Is Modern Technology Responsible for Jobless Recoveries? », Georg Graetz, Guy Michaels (en utilisant les données sur les recouvrements de 71 récessions dans 28 industries et 17 pays entre 1970 et 2011)

[12] TIC = Technologie de l’Information et de la Communication

[13] H.David, « Why Are There Still So Many Jobs? The History and Future of Workplace Automation », Journal of Economic Perspectives— Volume 29, N° 3—Eté 2015—Pages 3–30

[14] OECD – V. Spiezia, Présentation au Groupe sur le marché unique du numérique, 26 janvier 2017 : M. Goos, A. Manning and A. Salomons: « Explaining Job Polarization: Routine-Biased Technological Change and Offshoring », American Economic Review 2014, 104(8): 2509–2526, http://dx.doi. org/10.1257/aer.104.8.2509

[15] Zsolt Darvas and Guntram B. Wolff, “An anatomy of inclusive growth in Europe”, Bruegel 2016. http://bruegel.org/2016/10/an-anatomy-of-inclusive-growth-in-europe/

[16] Communiqué de presse Eurostat 25 octobre 2016. https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/7711513/9-25102016-AP-EN.pdf/d630a2ff-dcc5-4ba0-8692-a27b2b2ba89e

[17] Eurostat — enquête sur l’utilisation des TIC par les entreprises, 2016. https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Digital_economy_and_society_statistics_-_enterprises

[18] Empirica:” e-skills in Europe”, Working Paper November 2015, p. 14

[19] Eurofound: European Jobs Monitor 2016, p. 14

[20] http://www.kauffman.org/blogs/policy-dialogue/2015/august/deconstructing-job-creation-from-startups

[21]https://www.researchgate.net/publication/286392353_Analysis_of_the_impact_of_robotic_systems_on_employment_in_the_European_Union

[22] https://www.ecommerce-europe.eu/

[23] EMOTA =The European eCommerce & Omni-Channel Trade Association . https://www.emota.eu

[24] Rapport « Retail & Wholesale: Key Sectors For The European Economy : Understanding The Role Of Retailing And Wholesaling Within The European Union » : Ce rapport a été produit par l’Oxford Institute of Retail Management. (OXIRM), Saïd Business School, Université d’Oxford.

[25] https://www.ebayinc.com/stories/news/ebay-releases-new-report-showcasing-how-the-internet-empowers-european-smes/

[26] Voir aussi C. Codagnone, F. Abadie, F. Biagi : « The Future of Work in the ‘Sharing Economy », 2016, JRC Science Report JRC101280.

[27] Document de travail des services de la Commission, « Key economic, employment and social trends behind a European Pillar of Social Rights », 8 mars 2016, page 30 : ec.europa.eu/social/BlobServlet?docId=15302&langId=en

[28] Étude de l’Union européenne : « Growing the European Silver Economy », février 2015. http://ec.europa.eu/research/innovation-union/pdf/active-healthy-ageing/silvereco.pdf

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La Transformation Digitale : Les questions éthiques en termes d’employabilité.
Description
Le débat sur l’impact de la digitalisation sur l’économie et la société a pris une importance considérable au cours des dernières années. L’une des raisons de ce débat est la méconnaissance des effets de la Transformation Digitale sur le contenu des emplois, des profils et des professions, ainsi que sur les inégalités potentielles. En conséquence, le titre principal de ce débat politique est passé de « la technologie X créera Y milliards d’euros de revenus » à « la technologie X remplacera Y millions d’emplois ». L’acceptation sociale des technologies digitale est un facteur clé du succès de la Transformation Digitale. Pour répondre à ces préoccupations, il faut essentiellement deux éléments. Tout d’abord, une analyse détaillée de l’impact réel de la digitalisation sur le marché du travail et de la nécessité de séparer, dans la mesure du possible, la réalité de la fiction. Une telle analyse devrait couvrir à la fois les aspects positifs et négatifs, et devrait reconnaître les cas où les données disponibles sont trop limitées pour aboutir à des conclusions définitives. Toutefois, il est difficile de faire des prévisions dans un environnement en rapide évolution. Par exemple, il n’y a pas si longtemps, on pensait que les voitures autonomes étaient du domaine de la science-fiction. Aujourd’hui, elles sont une réalité dont nous avons pu admirer de nombreux prototypes au Salon de l’automobile 2018 à Paris, même si elles sont encore un peu chères pour être démocratisées. Néanmoins, la technologie est là. D’autre part, l’adaptation des livres électroniques semble avoir stagné beaucoup plus tôt que prévu. Dans un deuxième temps, il convient d’évaluer comment les éventuels effets négatifs pourraient être (ou sont déjà) minimisés ou compensés par les politiques de l’UE ou des États membres. Les mesures potentielles doivent porter sur les effets bruts et non sur les effets nets. Concrètement, cela signifie que si 1 000 emplois sont perdus quelque part à cause de la digitalisation, l’impact sur ces travailleurs doit être considéré même si 1 000 emplois sont créés ailleurs. Les politiques pertinentes ne se limitent pas au domaine digital, mais couvriront un large éventail de domaines politiques, comme les politiques du marché du travail et de l’éducation. Attendre que le problème se produise puis réagir n’est pas optimal. Idéalement, elles devraient profiter du fait que, même dans un environnement digital en évolution rapide, il y a encore un temps qui permet de se préparer à une transition durable.
Bertrand Jouvenot