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Internet ou le combat pour s’emparer de l’oreille d’autrui

Les technologies du numérique industrialisent nos comportements naturels et ont tendance à accroître les inégalités. Elles accentuent notamment la tendance naturelle des personnes à se classer les unes par rapport aux autres. Dans son livre, Anoptikon, Olivier Auber explore comment les technologies renforcent les inégalités, faisant d’Internet un réseau n’ayant pas tenu ses promesses. Il propose surtout des pistes pour redonner une symétrie équilibrée dans nos relations ainsi que nos technologies, qui pourrait déboucher sur une nouvelle ère de l’être en réseau.

 

Bonjour Olivier Auber, pourquoi avoir écrit ce livre… maintenant ?

 

Je suis plongé dans les réseaux et l’internet depuis des temps presque immémoriaux, c’est-à–dire longtemps avant le web. J’ai peu écrit jusqu’à présent car j’étais surtout occupé à des expériences permettant de sonder la nature de ce milieu. Tout le monde baigne désormais dans les réseaux comme s’ils étaient « naturels ». Ce n’est pas le cas évidemment. Il s’agit d’une construction non dénuée d’arbitraire qui relie la technique à notre appareil cognitif d’une manière très particulière. Aujourd’hui, il me semble que j’ai rassemblé assez d’éléments issus de mes « sondages » pour en parler et montrer certains mécanismes que la plupart des des gens ignorent.

Le chaos indescriptible dans lequel nous vivons a selon moi partie liée avec la forme centralisée des réseaux que nous utilisons (le web principalement) et la culture délétère qui s’y est développée. Le web s’est concentré entre quelques mains. Il amplifie nos penchants naturels (que j’appelle nos « asymétries cognitives ») jusqu’à les ossifier dans ses processeurs et ses algorithmes. Nous avons affaire à une industrie planétaire de l’émotion qui annihile toute possibilité d’écoute réelle de l’autre, de délibération raisonnable et d’action collective, inclusive et responsable. Cela ne peut que mal tourner.

Cependant, j’ai une bonne nouvelle ! D’une part, nous sommes passés à côté de beaucoup d’idées qui fonctionnent mais qui ont à peine été développées. Elles pourraient permettre de changer les réseaux pour leur donner un caractère plus distribué. D’autre part, il est possible de prendre conscience des « perspectives anoptiques » qui structurent nos relations en réseaux, ce qui permettrait de déminer les effets délétères de leur industrialisation. Bref, notre « robotique sociale » peut être dépassée ; le monde peut changer.

 

Une page de votre livre, ou un passage, qui vous représente le mieux ?

 

[…] chez l’être humain moderne, montrer quelque-chose à autrui — a fortiori quelque chose d’extrêmement simple, mais d’intrinsèquement invisible comme les perspectives anoptiques que je tente de présenter ici —, est une opération compliquée qui expose à des difficultés. Il ne suffit pas, comme le faisaient les premiers hominidés, de pointer son index en direction de la chose, et d’accompagner ce mouvement d’un cri plus ou moins évocateur pour que nos congénères en tiennent compte.

 » Toute la vie de l’homme parmi ses semblables n’est rien d’autre qu’un combat pour s’emparer de l’oreille d’autrui.  » notait Milan Kundera[1].

En d’autres termes, notre langage est ainsi fait que nous sommes tous en compétition, non pas comme on l’imagine souvent, pour obtenir de l’information, mais au contraire pour en fournir aux autres. Pire, on imagine qu’il suffit qu’une information soit pertinente pour qu’elle soit reçue. Il n’en est rien. La pertinence est essentielle, mais elle n’est ni nécessaire, ni suffisante. En effet, certaines formes de hiérarchies sociales émergent de nos échanges, qui filtrent en retour les messages émis par les uns et les autres. Pour être entendu, la pertinence n’est parfois d’aucune aide. En revanche, il est souvent nécessaire, et parfois seulement suffisant, d’avoir une bonne position dans une hiérarchie ou une autre. Ainsi chacun peut constater combien de personnes  » haut placées  » se répandent en banalités ou en propos inconséquents qui font néanmoins les gros titres ; comme les mots aussi deviennent vides, et ceux qui ont les capacités de les prononcer sans sourciller accèdent parfois au pinacle de la société. […]

[1] Milan Kundera (1978). Le livre du rire et de l’oubli (Kniha smíchu a zapomnění), Gallimard 1984, cité par Jean-Louis Dessalles dans sa préface à la traduction française de Adam’s tongue (la langue d’Adam), de Derek Bickerton , Dunod, 2010.

 

 

Les tendances qui émergent à peine et auxquelles vous croyez le plus ?

 

Tant bien que mal, nous apprenons de nos expériences. En particulier, ceux qui sont nés avec le web, appelés souvent les « digital natives », sont moins naïfs que l’on veut bien l’imaginer. Ils sont à même de déminer les multiples pièges tendus par les réseaux et les technologies, certes après y être tombés dans certains cas. Mon hypothèse est que les perspectives qui structurent nos relations en réseaux vont apparaître comme de plus en plus évidentes et que nous serons à même de leur donner des formes « légitimes », c’est-a-dire plus équitables, et donc durables.

Dans un article intitulé ‘Search for Terrestrial Intelligence’ (A la recherche de l’intelligence terrestre) écrit plusieurs années avant Anoptikon, j’imagine cinq civilisations extra-terrestres typiques : Devoratus, Formabilis, Imitativus, Pervasus et Legitimus. J’examine comment ces civilisations pourraient ou non surmonter le principe de « stupidité cosmique » supposé conduire toute forme de vie intelligente à son suicide après un certain temps. Si seule la cinquième civilisation (Legitimus) semble à même de survivre, c’est parce qu’elle aurait trouvé les moyens de gérer son information et la topologie de ses réseaux. J’espère que cela incitera d’autres à poursuivre des réflexions sur notre évolution, d’une manière un peu moins axée sur des considérations énergétiques – ce qui se termine invariablement par la prédiction de notre extinction – , et un peu plus sur l’information et les réseaux, ce qui pourrait nous donner des clefs pour échapper à ce sort.

Dans Anoptikon, je forme l’hypothèse que l’impression d’effondrement que beaucoup ressentent aujourd’hui n’est qu’un sentiment accompagnant une transformation profonde vers une nouvelle ère que j’appelle l’aethogénèse.

 

 

Si vous deviez donner un seul conseil à un lecteur de cet article, quel serait-il ?

 

Travaillez votre esprit critique dans la joie et la bonne humeur.

 

 

En un mot, quels sont les prochains sujets qui vous passionneront ?

Parmi les asymétries caractérisant notre cognition examinées dans Anoptikon figure notamment l’asymétrie dite « logique ». Cette asymétrie est souvent considérée comme un biais  qui nous pousse à des choix illogiques. Or, si c’est le cas, c’est parce que nous ne sommes pas des machines programmées selon une logique réductionniste. Si l’on veut bien considérer une logique beaucoup plus étendue (la logique quantique introduite dans Anoptikon), alors nos asymétries logiques n’apparaissent plus comme des tares, mais comme des joyaux de l’évolution. C’est cette démonstration qu’il m’intéresse de poursuivre dans l’avenir.

 

Merci beaucoup, Olivier Auber.

 

Le livre : Anoptikon. Une exploration de l’internet invisible, Olivier Auber, Editions FYP, 2019.

 

Propos recueillis par Bertrand Jouvenot | Conseiller | Auteur | Speaker | Enseignant | Blogueur