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Eric Le Braz se confie au Really Mirror

Bonjour Eric Le Braz, lequel de tes articles préfères-tu ?

 

En général, c’est le dernier que j’ai écrit.

Pour une fois, on va dire que c’est l’avant dernier.

Au début du confinement, j’ai écrit 7 bienfaits de Coronavirus, un listicle pour 7×7.press, site que je conçus il y a quatre ans et auquel je collabore toujours de temps à autre (et y a aussi des pépites made in Jouvenot là-bas).

Quand Vincent Tessier, le boss du site, m’a demandé ce papier, j’ai d’abord été un peu réticent. Bon, au final avec plus de 70.000 clics, c’est l’une de mes meilleures audiences sur 7×7 (généralement je cartonne surtout sous pseudo avec des papiers plutôt WTF) ! Mais c’est d’abord son contenu qui me contente.

Même s’il n’est pas trop mal troussé, il n’y a pourtant rien de bien original à l’intérieur de ce listicle : les bienfaits du corona sur la planète, la biodiversité, la lecture, la cuisine, notre rapport à la vie, à la mort et au temps sont devenus en quelques semaines des marronniers covidiens. Pas grave, car un bon article, c’est d’abord une question de timing. Il doit sortir avant les autres au bon moment. Celui-ci a été mis en ligne alors que le confinement commençait, que Macron scandait un discours va-t-en-guerre et que l’actu se résumait à un feu d’artifices de contraintes emmerdantes et de problèmes mortels.

« 7 bienfaits de Coronavirus » : ce titre paradoxal résume  finalement ma conception de ce métier. Je suis devenu allergique à la complaisance mortifère de mes consœurs et confrères pour les bad news, les trains qui déraillent et les virus virulents. Evidemment, il faut parler du corona, compter les morts, pointer ce qui déconne et enquêter sur ce qui cloche.  OK, l’actu, c’est forcément une arrête qui dépasse. Mais les faits saillants souillent. A force de tourner le fer dans la plaie, on est arrivé de l’autre côté.

Tiens, le marqueur emblématique, c’est le nombre de morts. Il est annoncé chaque jour comme un triste bulletin météo où il ne fait jamais beau. Mais, en France, on ne donne pas le nombre de guérisons. C’est très symptomatique. Il y a une sorte de fainéantise intellectuelle à compiler l’actu anxyogène et d’ailleurs je conçois qu’il y ait une certaine délectation à scander avec jubilation les calamités qui affligent la terre. Moi-même, il m’arrive de succomber à cette tendance mortifère…

 

Et tu sais quoi ? Je ne vais pas faire le modeste : dans ces cas-là, je pratique l’automédication. Je relis mes 7 bienfaits du coronavirus et je retrouve la pèche ;-).

 

Lequel de tes articles a eu le plus de retentissement ?

C’était au siècle dernier. J’étais au chômage et en discutant dans un café avec l’éditeur Bertrand Lobry, on a eu l’idée de créer un journal pour les chômeurs, car ça n’existait pas.

A l’époque, encore plus que maintenant, il y avait des journaux sur tout, pour les collectionneurs de canifs, les accrocs de la pêche à la mouche ou les obsessionnels de la fesse (si, si, je me souviens de Fesse magazine dont la baseline était « le journal du sens interdit »). Mais il n’y avait pas un seul canard pour les chômeurs qui allaient bientôt atteindre les trois millions au compteur. Le recherche  d’emploi était toujours traitée sous un angle misérabiliste par les médias mainstream. Chaque fin de mois, quand tombaient les chiffres du chômage, l’histoire du cadre qui finit SDF devenait une sorte de running gag pas drôle dans les JT et les quotidiens.

Notre idée, c’était donc de prendre ce discours à rebrousse-poil, de montrer qu’il y avait des solutions individuelles à défaut d’un réponse collective efficace. C’est ainsi qu’est né Rebondir avec comme baseline « le magazine anti-chômage ». Le numéro 1 en janvier 1993, a été épuisé en quelques jours. On en a vendu 400.000 exemplaires ! Des chiffres d’un autre monde…

On a aussi reçu des milliers de lettres. A l’époque, on nous écrivait Monsieur ! On ne trollait pas, on ne likait pas, on passait du temps et on dépensait de l’argent pour être lu par une seule personne.

Un de mes articles qu’on avait monté en cover a eu un vrai retentissement. Sous le titre « S’installer au Canada », je racontais l’itinéraire de Français qui avait choisi de refaire leur vie au Québec et surtout je donnais le mode d’emploi pour faire comme eux. C’était le principe de Rebondir : donner la pêche et des conseils. Un journalisme modeste mais aux effets considérables.

L’office d’immigration du Québec a vu les demandes de Français (et de francophones) exploser à la suite de cet article et chaque année, on a réitéré ce qui était devenu un marronnier avec des nouvelles covers, des livres, des hors-séries…

Un jour, pour un de ces hors-séries, je suis allé en reportage jusqu’à Vancouver. J’y ai rencontré des membres de la chambre de commerce franco-colombienne qui tenaient une réunion dans un restaurant français et, à la fin des interviews, le chef a demandé à me voir.

–      Pardon, vous êtes vraiment de Rebondir ?

–      Je suis le rédacteur en chef.

–      Alors, c’est grâce à vous si je suis ici !

C’était dingue. Le chef m’a raconté son histoire, celle d’un simple cuistot antillais dans une brasserie près de la Gare du Nord, qui ne supportait plus le racisme qui sévissait autour des fourneaux. Un jour, il a acheté le numéro 1 de Rebondir et a lu « S’installer au Canada ». Il a suivi mon mode d’emploi et a obtenu un visa pour tenter sa chance au Québec… où il a eu trop froid. Alors il s’est exilé vers les cieux plus cléments de Vancouver. Très vite son talent a été reconnu et il a pu ouvrir l’un des restos les plus chics de la ville.

Ces dernières années, je suis devenu plus souvent formateur que journaliste et je raconte souvent cette histoire lorsque j’explique les effets du journalisme de solutions. Après 35 ans de métier, j’ai édité, rewrité, commandé, brieffé, débrieffé des milliers d’articles, j’ai réalisé des centaines de reportages, d’émissions, j’ai aussi écrit des centaines d’éditos… mais la quasi-totalité de cette logorrhée s’est évaporée. J’ai juste occupé avec plus ou moins de talents du temps de cerveau disponible. Au mieux, avec mes élucubrations, j’ai pu faire réfléchir une poignée de personnes sur le sens giratoire de la vie et de l’actu. Ça va pas bien loin. Mon métier préféré dépasse rarement le stade du bullshit journalism : raconter comme les autres et en même temps des histoires et des faits qui n’ont d’intérêt qu’au moment où ils sont proférés.

Avec cette rencontre à Vancouver, j’ai découvert qu’avec ce job, on ne pouvait peut-être pas changer le monde avec un média… mais qu’on pouvait changer la vie des gens avec un simple article.

Alors je vais continuer à militer pour le JoSo, le journaklisme de solutions, ce journalisme total qui informe ET accompagne, ce journalisme utile et constructif tel qu’il est défendu par Patrick Busquet et Didier Pourquery dans le label qu’ils sont en train de monter : Informations pour le Monde suivant. Ou par Aché Attimer Youm au Sénégal et son projet StopBlaBla.

C’est pour ça qu’aujourd’hui, j’enseigne de plus en plus le journalisme de solutions et ses déclinaisons. J’adore toujours le reportage, je me régale quand je ponds un bon édito et je kiffe, encore à mon âge, l’adrénaline de l’actu. Mais je sais que mon kif peut se transformer en stress chez ceux qui me lisent. Et j’ai appris, depuis Vancouver, que mon job ne sert pas qu’à me faire plaisir mais peut aussi servir à aider les autres…

 

Qu’aimerais-tu voir se produire dans l’actualité pour pouvoir écrire l’article de ta vie ?

 

Mon fantasme professionnel a longtemps été d’être le premier journaliste accrédité sur un voyage spatial. J’avais même préparé un dossier pour la Nasa dans les années 90.

Hum, aucune chance, hein.

Donc, j’ai un nouveau fantasme pas plus accessible mais est toujours SF.

Je voudrais être le premier à interviewer E.T.

Un entretien avec un extra-terrestre, c’est un véritable challenge journalistique. Il y a peu de chances qu’il maîtrise le français et le traducteur automatique ne sera pas très utile. Surtout si son mode de communication est plus proche de celui des insectes que des éléments de langage de Sibeth Ndiaye.

Mais je serais assez enthousiasmé par une interview télépathique avec un alien radicalement discordant, comme dans les romans d’Orson Scott Card. Il faudrait alors ajouter à l’interview des intuitions, du ressenti, des interprétations sensorielles. Quel putain de reportage, ce serait…

Sinon, si Jésus revient, j’ai aussi des questions !

Merci Eric Le Braz

Merci Bertrand

 

Propos recueillis par Bertrand Jouvenot